Tribunes
Soigner le pauvre aujourd’hui.
A l’heure où la santé se trouve contrainte par des considérations pouvant être contradictoires (le principe de précaution, le budget, la vérité scientifique adoubée par l’IA…) Notre responsabilité ne se comprend-elle que dans l’application du protocole ? Liberté et responsabilité sont-elles encore synonymes pour soigner les pauvres ?
Nous ne retiendrons pas comme définition du pauvre le seuil de pauvreté toujours sujet à caution. Les chiffres, les scores ne font pas sens. Ils ne décriront jamais la profondeur d’un homme. Au regard des hommes et des femmes que nous recevons dans les consultations dédiées, nous garderons la notion d’exclusion ou la perte de l’appartenance au bien commun. Pourquoi avons-nous été contraints de créer de tels accueils pour recevoir de façon inconditionnelle les « sans droit », les « sans couverture sociale », les « hors CSP » ? Cette question n’a toujours pas de réponse sur le fond.
Le pauvre c’est celui d’à côté. Il n’a pas ou plus les codes, les attributs du droit commun. Il se débat avec d’autres repères, d’autres urgences, d’autres stratégies bien à lui. Il est surtout profondément marqué par ses blessures indicibles qui creusent ce fossé entre lui et nous, en particulier soignants. Son altérité est blessée. Nos institutions l’ont blessé. « Mais Monsieur X, vous n’êtes pas agressé ! Pour une fois que quelqu’un s’adresse à vous calmement sans vous injurier, vous n’en avez plus l’habitude ». Réflexion faite par un aide-soignant (ancien SDF) à un patient venu de la rue.
Le pauvre est aussi celui qui n’est pas regardé, qui n’est pas écouté ni même entendu. Il est de plus toujours tenu pour responsable du vide dans lequel il se perd ou s’enfonce. Il est transparent de la couleur de son trottoir. « Si je ne suis plus regardé, à quoi bon continuer tous ces faux semblants ?». Pour accueillir un pauvre en consultation, il nous faut changer de logiciel, jeter nos algorithmes préfabriqués, oublier nos procédures sécurisées. Pour entendre le pauvre, ne faut-il pas devenir tout d’abord « pauvre médecin » ? Pour faire écho à une réflexion que formulait Xavier Emmanuelli lors de la création du Samu Social.
Quel est notre objectif premier comme soignants ? Nouer le lien pour introduire ces « invisibles » dans le soin, soigner leur altérité, la relation à eux-mêmes et aux autres. En donnant toute sa place au pauvre, en le considérant à hauteur d’homme, nous lui signifions qu’il est toujours « regardable » en tant qu’être humain. Voilà la seule condition qui pourra le garder dans le soin. Ainsi, le symptôme ou le syndrome sont prétextes à relation. On ne ment pas devant le pauvre. Il a vite fait de vous jauger derrière votre blouse, de repérer la fausse parole. On ne la lui fait plus ! On l’a trop baladé, rejeté ou oublié dans un coin de l’hôpital. Vous êtes contraints de « jouer cartes sur table », sans artifice, en vérité. Votre blouse n’est plus un rempart.
Nous devons toujours avoir à l’esprit la nécessité de respecter la liberté du pauvre. Plus on est pauvre plus on est attaché à sa liberté ou au sentiment qu’on en a. Cette ultime parcelle de liberté blessée affirme encore, envers et contre tout, l’ontologie de notre dignité partagée. Laisser cette liberté s’exercer, c’est dire aussi à l’autre que sa responsabilité signe sa participation au bien commun.
Quelles sont ses attentes ? Avec quelle hiérarchie ? Nos objectifs médicaux, très techniques, sont-ils toujours ajustés? Répondent-ils à l’histoire fracturée de ces hommes et de ces femmes ? Sont-ils applicables compte tenu de leurs conditions de vie, de leurs handicaps ? La recherche des réponses à tous ces points d’interrogations, en marge des chemins balisés, permet un progressif et réciproque apprivoisement, consolidant ainsi les liens du soin.
Tout n’est pas acquis pour autant. La route du soin est encore longue avec des allers retours, des ruptures toujours possibles. En dehors des labyrinthes administratifs de plus en plus numérisés, l’organisation en silos des soins, la fracture entre médical et social, le pauvre garde en son for intérieur de bonnes raisons pour rendre son suivi aléatoire ou disparaître. En tout premier lieu, le sentiment de honte qui reste toujours sous-jacent susceptible d’être réveillé par un rien, une réflexion, un regard. « Non docteur regardez-moi ! ». En deuxième lieu, la perte des repères temporels et spatiaux. Exclu à la rue, les années passant le pauvre voit son périmètre se rétrécir à son mètre carré. Son « chez-moi » est bien délimité. A contrario, le temps se dilate dans des jours sans lendemain s’égrainant inlassablement. Ainsi, tout s’éloigne. Et la notion d’urgence perd ainsi de sa pertinence.
Si nous devions définir le point le plus communément partagé par ces hommes et ces femmes, nous citerions la complexité de leurs histoires, générée par des parcours chaotiques, des accompagnements sans lendemain aboutissant à des impasses aggravant leurs situations sociales et médicales. Pour répondre à cette complexité de façon ajustée et cohérente et stopper cette spirale délétère, tous les acteurs doivent être réunis, chacun étant en mesure d’exprimer ses possibilités, ses contraintes. L’existence d’un homme ne s’arrête pas à la lumière du jour ni celle du savoir.
Dr Bertrand Galichon,
Médecin des équipes mobiles du Samu Social de Paris.
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