Tribunes
La data, au cœur des défis de la coopération entre régimes obligatoire et complémentaire
Fraude 100% Santé = largement financé par les Ocam mais flou juridique persistant sur l’accès aux données – Prévention – Efficience des soins
Depuis mi-février, nous disposons – enfin ! – d’une loi de finances de la Sécurité sociale. Très proche du texte qui a pourtant fait tomber le gouvernement précédent, elle contient cependant de nombreux renoncements : moindres économies, plus de dépenses… Mais le renoncement majeur n’est-il pas à la coopération entre régimes obligatoire (assurance maladie obligatoire) et complémentaire (« les mutuelles »), après que le Conseil Constitutionnel a censuré les articles relatifs au renforcement de la coopération entre les 2 régimes pour mieux lutter contre la fraude ?
L’accès aux données de santé est au cœur des défis de la coopération entre régimes obligatoire et complémentaire. Au-delà de l’efficacité de la lutte contre la fraude, c’est le rôle fondamental des Ocam qui est questionné : liquidateur de prestations supplétif du régime obligatoire ou partenaire du régime obligatoire dans la gestion du risque santé ?
Une lutte contre la fraude aux dépenses de santé aujourd’hui peu efficace
Le Conseil Constitutionnel a en effet considéré les articles de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2025 organisant la coopération entre régimes obligatoire et complémentaire pour lutter contre la fraude aux dépenses de santé comme « cavalier législatif ». Même si la défense de ces articles par le gouvernement a été très malhabile, la lutte contre la fraude contribue pourtant bien à la maitrise des dépenses de santé …
En 2024, l’assurance maladie obligatoire a dépassé son objectif de préjudice financier détecté (500 m€) avec 628 m€ de fraudes aux dépenses de santé (0,2% de l’Ondam), contre 467 m€ en 2023 et 287 m€ en 2019, soit une progression de 35% en un an et de 120% en cinq ans. Son objectif pour 2027 de 700 m€, fixé en 2023, sera certainement aussi dépassé. De leurs côtés, les principaux organismes complémentaires d’assurance maladie (Ocam) mobilisés sur la lutte contre la fraude ont détecté chacun environ 40 m€, soit environ 1% de leurs prestations. Mais chaque régime opère dans « son couloir », sans partager aucune information avec l’autre, ce qui limite fortement le « rendement » de cette lutte : les Ocam n’étant pas informés d’une suspicion voire d’une fraude avérée par un professionnel de santé par exemple (70% du montant des fraudes détectées), elles ne peuvent suspendre ni son conventionnement si il appartient à un réseau ni la pratique du tiers payant.
A noter : ces dernières années, les cas de fraude qui explosent sont ceux en lien avec la mise en place du « 100% Santé » pour les postes optique, dentaire et audioprothèses, avec la – fausse – promesse d’un reste à charge zéro pour les adhérents. En 2023, sur le seul marché de l’audioprothèse, une dizaine de sociétés a été radiée et plus de 300 plaintes pénales déposées par la Cnam à l’encontre d’audioprothésistes. Autrement dit les Ocam financent près de 60% de l’ensemble de ces 3 postes sans disposer de l’accès aux données détaillées pour gérer ces prestations …
Deux principaux points d’achoppement à la coopération entre les 2 régimes restent à lever :
- Le cadre juridique actuel qui n’autorise pas l’échange de données sur les cas de fraude de façon réciproque entre financeurs.
- Plus globalement, les Ocam n’ont pas accès aux données de santé de leurs adhérents, à la suite d’une décision en 2016 de Marisol Touraine, ministre de la Santé, dans le cadre de la stratégie nationale e-santé pour protéger les données sensibles. En effet, les données de santé sont couvertes par le secret médical, ce qui signifie que les professionnels de santé ne peuvent les transmettre aux Ocam que s’ils y sont expressément autorisés par la loi ou par un règlement ; actuellement, il n’existe pas de disposition générale dans le droit français permettant une telle dérogation pour les organismes complémentaires.
Depuis 2020, la CNIL recommande l’adoption d’une nouvelle loi pour encadrer la sécurité du traitement et de la transmission des données de santé par les Ocam et assurer la protection des données personnelles. En 2022, le gouvernement avait promis un texte de clarification dans les 2 ans, texte toujours en attente et sans aucun calendrier prévisionnel à date.
La data au cœur des défis de la coopération entre les régimes obligatoire et complémentaire
La question de l’accès aux données de santé par les Ocam dépasse largement le seul périmètre de la lutte contre la fraude.
Lors d’une récente audition par la commission des Affaires Sociales du Sénat, Thomas Fatôme, le directeur général de la Cnam s’est déclaré prêt à aller plus loin avec les organismes complémentaires santé et les entreprises afin de promouvoir de concert des actions et des messages de prévention. Il propose la mise en place d’un « 100% prévention », c’est-à-dire des programmes de prévention cofinancés par les régimes obligatoire et complémentaire, sans reste à charge pour les assurés sociaux.
Sur le modèle du programme « Génération sans carie » qui entrera en vigueur le 1er avril prochain [l’examen bucco-dentaire pour les 3 – 24 ans va devenir annuel (au lieu de triennal), financé à hauteur de 40% par les Ocam et en tiers payant intégral], « ce n’est pas parce qu’il s’agit de prévention que les actions doivent être prises en charge en totalité par le régime obligatoire. Au contraire, nous devons construire avec les complémentaires santé des programmes de prévention pour lesquels nous ferions une coalition des financeurs pour pouvoir les soutenir ».
Les enjeux sont en effet colossaux : taux de participation aux campagnes de dépistage organisé de 3 cancers parmi les plus faibles en Europe et loin des seuils recommandés, taux de vaccination contre la grippe en baisse, surveillance du risque de glaucome non organisée, 50% des hypertendus non diagnostiqués alors que l’hypertension artérielle est la 1ère cause d’AVC, forte augmentation de l’obésité notamment chez les jeunes, …
Mais, en l’état actuel du droit régissant les données de santé, les complémentaires ne peuvent avoir accès à des données détaillées. Dans ce cadre, comment pourraient-elles mener des campagnes ciblées, par exemple pour mobiliser leurs adhérents concernés qui n’ont pas participé aux dépistages organisés ? Il n’est en effet pas envisageable, en termes de coût et d’efficacité, qu’elles sollicitent systématiquement tous leurs adhérents, même d’une tranche d’âge prédéfinie, pour toutes les campagnes de prévention !
Au-delà de la prévention, la question de l’accès aux données de santé par les Ocam se pose exactement dans les mêmes termes sur les enjeux de l’efficience de l’offre de soins. La sous-performance du système de soins est estimée, selon une méthodologie de l’OCDE, entre 20% et 25% des dépenses de santé, soit entre 52 Mds€ et 64 Mds € par an en France …
Les solutions technologiques existent pourtant désormais pour permettre aux Ocam d’accéder aux données de santé dans un cadre sécurisé, mais la clarification et la sécurisation du cadre juridique pour garantir la vie privée des patients et la sécurité juridique des traitements des données se fait toujours attendre. Et ce, dans un contexte où les Ocam ne peuvent plus être limités à un rôle de supplétif de la Cnam dans le financement des dépenses de santé mais doivent devenir des partenaires du régime obligatoire dans la gestion du risque santé.
Olivier Milcamps,
Directeur Etudes et Prospective Assurance – Harmonie Mutuelle
Ces propos n’engagent que leur auteur.
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